Revue Lichen
Lichen n° 37
voyage
quand le pilote de ligne se posera sur un champ de nuages
les passagers exploreront les zones inconnues
se réchaufferont aux éclats de lumière
écouteront le vide
marcheront libérés
ce sera l’hyper voyage
hors des glaises ordinaires
les pieds extraits des labours
souillés…
ils auront tout quitté
connivence
j’ai dîné avec mon fils et aussi quelques amis
il a réjoui mes instants de ses regards compris
il était éveillé, attentif, jamais insistant
ces convives nouveaux involontairement lui offraient une place de choix
il éclairait du haut de ses regards sans parole et sans mouvement
j’ai rejoint son esprit acéré, nos souvenirs se sont ouverts
douceurs de choix sur la table entre lui et moi
Lichen n° 34
Contribution à la rubrique Espèces en voie de disparition – Le mois du Sarrau
Il y a, logé au fond d’un tiroir de ma mémoire, une photo noir et blanc où ma grand mère figure aux côtés de ses camarades dans une cour d’école à demi délabrée. Ce sont les années de l’après grande guerre, dans un village de la vallée du Rhône. Le soin apporté aux aires de jeu des enfants de cette époque était minime, aussi ont-ils l’air de poser devant un amas de décombres, dans les coloris sombres de ce cliché fané.
Les enfants, une vingtaine à peine, ont entre six et quatorze ou quinze ans. Les cheveux ras pour les garçons, immanquablement tressés pour les filles, leur donnent des physionomies similaires et, malgré la mauvaise qualité photographique, les regards sont tous denses, sérieux, durs parfois.
Tous portent l’inévitable sarrau* noir, longue chemise pour les garçons, sorte de tablier à plis retenus par une ceinture nouée dans le dos pour les filles. Et ce sarrau est le garant de leur unité, de leur non différence, l’uniforme d’égalité sociale accordée à ces enfants de conditions différentes.
Deux générations plus tard, j’ai aussi porté ce vêtement confortable, protecteur des habits dont il fallait faire durer l’usage, mais on avait changé son nom pour « blouse d’écolier ». Ce n’est qu’après soixante-huit qu’il a été remisé, jeté au panier, dans le vent de liberté qui avait soufflé sur les conditions d’éducation des jeunes. Aujourd’hui, l’écolier, le collégien, le lycéen portent sans le savoir un autre uniforme largement imposé par les modes véhiculées dans les médias. Uniforme désormais indissociable d’un accessoire de communication rivé à l’oreille : le téléphone portable.
* Ce vêtement reste associé à l’image du personnage créé par Colette et Willy, Claudine : son col éponyme, ses chaussettes et son sarrau.
Lichen n° 33
A table ils sont,
la famille emportée
au dessus du
partage.
Couteaux coupant l’air retenu
dans cette pièce d’ombres.
Et le repas est servi
odorant et riche.
Course de regards
envieux aigres-doux
rictus phrases courtes
entrechoquant les pensées
en éclats de porcelaine.
C’est un huis-clos
dans l’épaisseur du silence.
Violent.
La jeune fille est lumineuse
seule à regarder
au delà
seule parée de ces larmes calcaires
qui la fondent en pluie.
Elle s’éloigne
de l’assemblée inutile
à deux pas
elle est seule
elle est l’ombre létale.
Lichen n° 30
La fenêtre ouvre le passage vers le monde
Qui nous a vus nous aimer
Nous nous regardons dans la lame de verre
~
branle bas de bataille
au fond des muscles
des liquides
et des humeurs
rides du mal
souffert
moulé
creusé
de sillons en batailles
striées et
ravagées
corps
saccagé
sous le mal
des liquides
et humeurs
passées
Précédentes parutions
l’homme lichen
l’homme ravale des temps de jouissance, l’arbre et la feuille sont sa respiration.
il pénètre le corps chaud de la terre : les soirs fumants ou les matins blancs trouant l’abri, de pas en pas il crie son plaisir.
l’homme des hautes terres est dans ces instants, quand le gel garrotte la pierre, quand le lichen pleure de froidure grise.
~
Surprise des gorges nues en été,
leur matière de chair et sang brûlés
est un don
pour les affamés.
~
Tu sens le port là-bas.
Les voiles recouvrent les vagues blanches
où nos enfants passent quelquefois.
Le poids des bateaux aux amarres
nous retient
et nous brise.
Ici.
~
le mal de mots
il y avait
on le sentait
il nous submergeait
on avait
senti
le submergement
du mal de mots
qui nous tenaillait
il était accroché comme le cadenas
sur le pont
de l’île
des mots
et l’on crachait au gré
du mal de mots
dans l’île
qui tenaillait
le mal du pont
qui nous accrochait
on le sentait
il y avait comme le submergement
de mots
du mal de l’île
il y avait
ça
~
tes mains
ton temps passe et
tu t’ennuies
tu délimites les heures pour qu’elles
ne durent
que l’espace d’un jour
tu voudrais finir par le début
recommencer et
t’échapper pour tout annuler
morceaux de rêve amputés
car il faut mettre tes mains dans la réalité
faire et refaire
d’un jour à l’autre le geste
identique
dans le miroir
inutile
dans ton imagination
ton temps presse
tu t’accomplis et
te figes dans une vaine habitude
et des espoirs
envolés