Nous les femmes
Une raison d’accepter
—Jeremy, dis-moi, tu me trouves trop maquillée ?
—Oui, mais c’est ce qui m’attire chez toi, pas seulement ton âge.
—C’est une souffrance de ne plus être belle.
—Tu es belle à ta façon, ton visage sous le fard, ton regard fatigué sous sa douceur…
—Je ne peux pas entendre ça, tais-toi, sinon je m’en vais.
—Tu vois bien que je reste, moi. Je te regarde, je vois tes seins tombants, je vois ces rides au coin de tes yeux et de ta bouche et j’ai envie de toi. Parce que j’attends notre étreinte.
—Que me reste-t-il d’autre, que t’écouter et te croire ? Oui, quoi d’autre ?
—Le plaisir de jouir, il te reste le plaisir.
—Si j’avais le plaisir, alors j’aurais tout. Mais ma vie est un mensonge, une méprise. Je me mens tous les jours, je te mens. A quoi bon me raccrocher à toi, à ta jeunesse ? C’est indécent. Et inutile.
—Tu es belle à mes yeux, je te désire, ce n’est pas suffisant ?
—Non, je voudrais jouir de ton amour avec tout mon corps, jusque dans mon ventre. Alors que…
—Ne dis pas ça, tu te fais mal.
—Si, je dois le dire, je ne dois dire que ça, et arrêter de fuir.
Dans un mouvement brusque, comme un sursaut, elle se lève et se place debout devant la grande glace. Pendant quelques longues secondes, elle regarde son corps flétri, caresse ses seins, lisse ses hanches lasses. Puis lentement, avec des gestes mesurés, elle enfile ses sous-vêtements, raccroche ses bas, se rhabille enfin. Elle essuie avec un mouchoir le rouge à lèvres trop rouge, efface avec insistance le trait noir qui alourdit ses paupières.
Il est resté étendu sur le lit, il la regarde devenir une autre, ne la reconnaît plus.
Elle se penche vers lui, l’embrasse et sort de la chambre en fermant doucement la porte derrière elle.
Une fille poids moyen
Ma balance a encore répondu bien docilement ce matin, bien gentiment. Elle continue d’inverser la tendance. Ses chiffres témoignent d’une volonté de décroissance très affirmée depuis maintenant huit jours consécutifs. Aurais-je gagné la partie engagée il y a un mois contre le petit écran lumineux aux barrettes noires et inscriptions digitales ?
Des nuits et des nuits traversées des mêmes images : moi montant le matin sur la fatale balance et faisant exploser les chiffres… Mais maintenant, c’est du passé, oublié le rêve, forgotten, vergessen ! Pour la première fois, je me sens légère ce matin en ouvrant mon armoire. Voyons… Noir ou couleur ? Pantalon ou robe ? Quel luxe, quel plaisir de pouvoir se donner le choix… J’inspecte les vêtements que je ne mettais plus depuis un bon moment. J’enfile finalement une robe bleu marine à mi-genoux et mes escarpins beiges huit centimètres. Maquillage light : ombre gris-bleu discrète sur les paupières, rouge à lèvres corail idéal en fin d’été. Prête ? Parée pour partir au travail. Ah, j’ai failli l’oublier, je prends ma montre sur la commode de la chambre : horreur ! Son cadran strié de noir va me rappeler à l’ordre, j’en suis sûre, toute la journée… « Bisous chéri, je file au bureau. A ce soir ! ». J’attrape au vol mon sac et mes clés de voiture. Je tourne le contact de l’Audi et le compteur qui s’illumine lui aussi : deuxième alerte ! Je ne pourrai donc jamais décrocher ? D’ici que la voiture se mette à parler et m’annonce mon poids, avec ces ordinateurs de bord, on ne sait jamais.
J’arrive cinq minutes en retard, la réunion vient de commencer, j’avais complètement oublié qu’on rassemblait toute l’équipe ce matin. Je me faufile vers une place encore libre pendant que le manager présente son projet, écran lumineux et jargon à l’appui. Je suis serrée dans ma robe qui remonte au-dessus des genoux quand je m’assieds. Impossible de me concentrer. Je me tortille pour cacher mes jambes autant que possible sous la chaise. Et la pendule avec ses barres digitales qui me narguent, pile face à moi !
Ouf, c’est la pause. Ma collègue Sophie me rejoint en sortant de la salle.
—Salut ! Alice, tu étais en retard ce matin…
—Ben, oui !
—Elle est sympa cette robe… Elle ne te serre pas un peu ?
—Euh, oui !
Rue Rouge
Pourquoi avait-il finalement décidé de prendre la rue Rouge au lieu de descendre l’avenue Victor Hugo pour rejoindre le cinéma, comme il le faisait d’habitude ? Craignant d’être en retard à la séance, il avait pressé le pas et avait bousculé cette femme sur le trottoir. Un choc de l’épaule qui l’avait fait trébucher, son genou avait cogné une borne. C’est en l’aidant à se relever qu’ils s’étaient vraiment regardé. Ils étaient restés quelques longues secondes les yeux dans les yeux, accrochés par le coude. Presque une minute où il n’avait rien dit, elle non plus. Puis il avait proposé « entrons dans ce bar, vous pourrez vous reposer quelques minutes ». C’était un bar d’hôtel, un de ces vieux hôtels comme on en voit encore dans les quartiers anciens. Il a demandé s’ils pouvaient avoir une boisson, mais il n’y avait pas de service à cette heure là, le barman venait de partir. Alors il a demandé une chambre. Il a pris la clé que le réceptionniste lui tendait et ils sont montés au deuxième étage sans ascenseur. La chambre était sombre, la seule fenêtre donnait sur une rue étroite. Ils se sont déshabillés sans se parler. Très vite ils ont été nus et amants, très vite. Dehors la pluie s’était mise à tomber. Après l’amour, ils sont restés couchés un moment, écoutant les gouttes d’eau tambouriner sur les gouttières.
Elle s’est levée la première, a ramassé ses vêtements éparpillés sur le sol. Elle a dit « à cette heure-ci je prends cent. Si tu es pressé tu peux les poser sur la table de nuit avant de sortir ». Et elle a fermé la porte de la salle de bain.
Vie de Mouchette
Alice montre pour la lecture une franche gloutonnerie. Il suffit qu’elle découvre un nouveau titre sur le rayon d’une librairie pour l’acheter et aussitôt le dévorer, se laissant mitrailler par les idées et par l’intrigue. Sa seconde passion est l’écriture et j’attends avec impatience le jour où elle montrera ses dons dans ce domaine.
On s’est croisées il y a deux jours à la librairie Duchêne, rue des Cyprès. Elle était en train de régler l’achat de quatre romans, je ne sais pas de quoi il s’agissait. J’ai simplement vu la couverture du premier sur la pile qu’elle tenait sous le bras : Vie de Mouchette. Ce prénom m’a immédiatement interpellée… Mouchette, il y a bien le film de Robert Bresson tiré du roman de Bernanos. Mais non, je pense bien évidemment à la Mouchette que j’ai connue, celle qui vivait au village où nous avons grandi, Alice et moi.
Elle était surnommée ainsi en raison de son teint tacheté, moucheté donc, dû en partie à son amour du grand air. À quinze ans déjà, sa peau de jeune rousse portait les marques ocres du soleil et son nez en trompette s’ornait de ces quelques pois qui donnent un petit air gourmand. De toutes les filles du village, c’est elle qui croquait la vie le plus à fond, affirmant à qui voulait l’écouter la vie n’est que saveur, je pense donc je suis. Cette phrase à la connotation quasi-philosophique révélait bien son tempérament fier, enjoué et fantasque. Elle était très vive, aussi à l’aise dans les études que dans la vie sociale.
Comme la plupart d’entre nous, elle quitta le village après le bac, décroché brillamment cela va sans dire, pour aller poursuivre ses études. Mais contrairement à nous, je veux dire Alice et moi, qui étions passées de notre village à la ville voisine pour y suivre les cours d’un lycée technique, elle monta à la capitale. Nous fûmes donc séparées, seulement géographiquement au début, car nous avions pris l’habitude d’échanger des courriers pour nous raconter nos vies d’étudiantes. Mais les lettres de Mouchette s’espacèrent et puis, un beau jour, les miennes restèrent sans réponses. Ses parents disaient dans le village qu’elle était très occupée, qu’elle travaillait beaucoup pour réussir un concours très ambitieux, et qu’eux-mêmes n’avaient pas de ses nouvelles tous les jours.
Aujourd’hui, je suis passée chez Alice. Je vis dans la ville où nous avons été étudiantes, y ayant trouvé un travail à la fin de mes études. Elle vient de s’y installer après avoir vécu dans différents endroits pour son travail d’assistante de rédaction dans des quotidiens régionaux. Nous nous revoyons donc occasionnellement. J’ai trouvé Alice en plein travail, penchée sur son ordinateur. Je lui ai demandé si elle avait une nouvelle en cours. Elle est restée évasive et m’a tout de suite proposé une tasse de thé.
Son bureau est une petite pièce ouvrant sur une cour par une verrière assez ancienne, mi atelier d’artiste mi serre pour jardinier passionné. Des plantes vertes d’ailleurs en sont le principal élément de décoration, à côté de quelques meubles de bureau et de deux fauteuils années 50 plutôt défraîchis.
– Tu travailles sur un sujet en particulier ?
– Oui, les années 70, je crois que cela pourrait m’inspirer, ce sont nos années. Et figure toi qu’en fouillant les journaux de l’époque, je suis tombée sur pas mal d’informations sur les mouvements féministes. On n’en a jamais trop parlé, tu ne crois pas ?
Je suis restée un peu interloquée, en effet je n’avais jamais trop réfléchi à ce sujet de société.
-Oui c’est vrai, certainement…
Elle a servi le thé et nous sommes restées ainsi une heure à bavarder de tout et de rien.
Il faisait gris et froid lorsque je me suis retrouvée dehors. En rejoignant ma voiture, j’ai croisé un homme et une femme qui parlaient de façon animée et qui se sont engagés dans la rue d’Alice. L’homme était grand, d’allure sportive. La femme plutôt petite, les cheveux courts m’a vaguement rappelé quelqu’un. Je ne me suis pas attardée, il faisait un vent glacial dans la ruelle.
J’ai vu ce matin chez le boulanger une affiche annonçant une séance de dédicaces d’auteurs régionaux à la librairie Duchêne le samedi 3 décembre. J’ai aussitôt appelé Alice lui proposant de m’y accompagner. Et suis restée surprise une fois encore par son ton évasif : elle s’y rendrait certainement mais ne pouvait me l’assurer, nous nous retrouverions sur place si rien ne l’empêchait…
Le samedi, je me trouvai donc à quinze heures devant la librairie et m’approchai du cercle d’habitués venus ce jour là comme moi. La foule était assez dense dans le salon de la librairie. Une conférence était prévue à quinze heures trente, comme l’annonçait une grande affiche : Les mouvements féministes dans la France des années 70.
C’est alors que je vis Alice arriver avec le couple que j’avais croisé en quittant son appartement quelques jours plus tôt. Elle me vit au milieu des participants et s’avança vers moi :
-Je te présente notre éditeur, Jacques Sergy, et tu reconnais Mouchette.
Je dus paraître un peu idiote car rien ne me vint, je balbutiai un Bonjour, oui bien sûr hésitant.
-Tu reconnais Viviane ? Alice s’adressait maintenant à Mouchette en me présentant et celle-ci, me touchant le bras en signe de connivence, répondit Mais oui, il n’y a pas si longtemps.
La conférence débuta rapidement, l’éditeur présenta l’ouvrage co-écrit par Alice Desrives et Laurence Monclair (alias Mouchette). Un ouvrage qui devait faire référence et apporter un témoignage important sur ces années et les difficultés rencontrées par les femmes voulant s’affirmer et assumer leur sexualité.
La conférence avait certainement été passionnante. Les participants – qui étaient principalement des femmes, je m’en rendais compte maintenant – avaient posé de nombreuses questions à mes deux camarades qui avaient su donner un aperçu vivant de leur expérience passée.
Je ne pus articuler aucune phrase. Mais une question me poursuivait pourquoi n’avais je rien vu, rien compris, je n’avais donc pas eu d’amies ?