Ecrits courts
Question de genre
Elle jurait qu’elle n’aurait pas d’enfant. Peut-on jurer pareille chose ? Y penser comme à la décision d’une vie ? En tout cas, elle évitait les occasions de renier cette décision, donc de commettre l’acte sexuel qui aurait tout gâché. D’ailleurs, l’acte en lui-même ne la tentait pas vraiment. Ceci expliquant peut être cela… Un acte de soumission à un H. Ah ! Ah ! Elle ne pouvait pas même écrire le mot, et penser à la chose la perturbait. Une seule fois, en vérité, elle s’était laissée aller. Avec un copain de lycée. La chose avait été bâclée par les deux adolescents. Elle était assez proche de ce garçon, et elle lui plaisait depuis un an, peut être deux, elle s’en était quand même rendu compte.
Son existence était avant tout intellectuelle, des désirs, des pulsions, en avait-elle eus, en avait-elle ? Au fond, quels étaient ses penchants ? Était-elle homosexuelle ? L’idée l’effleura quelque temps. Mais vraiment, non, elle ne se sentait attirée par aucune fille. Rien, elle ne devait être rien finalement. Ni homme ni femme, ni hétérosexuelle, ni homosexuelle. Alors, à quoi bon jouer l’amoureuse… Perverse ? Non plus, elle n’était pas perverse, rien chez elle ne collait à la définition.
Petit à petit, l’idée germa, prit de la consistance dans son esprit. Elle y pensa pendant des mois, pesant les pour et les contre de la décision qu’elle s’imaginait pouvoir prendre. La documentation était à portée de qui voulait en savoir plus long. On était passé de la société sexuée à l’époque de tous les possibles. Dans beaucoup de domaines et dans celui là en particulier. Dès l’école, très jeunes, les enfants étaient mis face à la question de « genre » et pas seulement dans leurs leçons de grammaire. L’écriture même avait absorbé l’inclusivité et – presque – plus personne ne s’en étonnait.
Après ce temps de réflexion, elle décida qu’elle se ferait opérer. C’était une intervention relativement facile : l’ablation des deux seins relevait quasiment de la chirurgie esthétique devenue courante. Ses cheveux noirs, elle les porterait désormais très courts. Mais comme elle n’était décidément pas homosexuelle, elle le savait maintenant, elle ne chercherait pas non plus à tout prix à devenir garçon. Donc, elle garderait son sexe de fille. Eh bien oui ! Elle ferait de sa personne un être à part, entre l’hermaphrodite et le garçon manqué.
Un être qui aurait tiré un trait sur l’amour ?
Elle s’appelait Ode
C’était la dernière journée du séjour. On avait choisi ce troisième musée dans notre pérégrination familiale dans la ville du Nord. On avait trainé nos semelles sur les trottoirs et arpenté de nombreuses salles, pas à la recherche de l’art à tout prix, mais pour se mettre à l’abri de la météo de février. Le thermomètre était monté guère au-dessus de zéro, les nuages cachaient le soleil et, par moments, un petit vent sec nous fouettait le visage. La Scandinavie l’hiver.
Quel hasard m’a donné de la croiser ? En entendant notre bande parler français, elle s’était approchée. Comme serveuse dans le restaurant du musée, elle n’avait pas souvent l’occasion de retrouver sa langue maternelle. Pour elle, l’anglais était courant, elle n’avait pas assimilé le suédois comme elle aurait pu, ou dû ?
Nous discutons, elle avoue qu’elle termine avec joie son cinquième et dernier hiver suédois. Elle n’en peut plus, son retour en France est prévu le lendemain. Comme nous ! Notre vol est prévu le vendredi matin à Arlanda, direction Montpellier via Amsterdam.
Moi : et vous, où rentrez-vous ?
Elle : Grenoble !
J’aurais pu la féliciter, la décorer, cette jeune femme qui avait décidé de quitter la France pour tenter sa chance ailleurs, dans un pays du Nord, si différent. C’était courageux, je le savais. Mais, voilà, elle n’y était pas parvenue.
Moi : vos parents doivent être contents de vous voir revenir !
Elle : oui, toute la famille m’attend, c’est ma mère qui est ravie !
Et là, je me demande encore comment je n’ai pas giflé la jeune fille ! Quelle claque elle m’assénait tout à coup.
Elle : c’est votre fils qui parle très bien suédois ?
Moi : il vit ici depuis douze ans !
Elle : la personne un peu typée asiatique, c’est sa femme, et ce sont leurs filles, les petites brunes ?
Moi : oui, il s’est marié avec une suédoise.
Elle : alors, c’est la belle histoire !
Ode est maintenant de retour en France. Déçue peut être de n’être pas allée au bout de son aventure en Suède. Moi, je pense souvent à sa mère. Et à sa belle histoire à elle, le retour de sa fille ! Mais là, je me sens vraiment minable et égoïste. Tout à coup, c’est moi que j’aurais envie de gifler !!
Un parfum d’orange
L’administration a égaré le fichier électronique qui contenait mes identifiants. M’étant présenté ce matin au bureau de mon quartier pour renouveler mes accès, on m’a dit que comme l’ordinateur ne me retrouvait pas, je devrai repasser afin que les employés aient le temps de faire des recherches. Je suis donc sorti du bureau d’identité, sans elle. J’ai pris le boulevard pour rentrer chez moi, mais chez qui ? Je me suis très vite rendu compte que je ne savais pas retrouver mon adresse. J’ai essayé de me souvenir des lettres commençant le nom de ma rue en m’aidant de mon smartphone, mais il ne reconnaissait pas l’alphabet que je tapotais. Il m’a proposé un nom dont la consonance m’était inconnue. Je dois me rendre à l’évidence, depuis ce matin, je ne sais plus qui je suis. Mais lorsque je regarde les vitrines des magasins, j’y vois le reflet d’un visage familier : chevelure brune ondulée, visage allongé et surtout, ce sourire timide. Il fait beau aujourd’hui, c’est une chance… Je pourrais me retrouver à la rue, sous la pluie, le vent ou la neige. Je regarde les arbres de l’avenue, ils portent des feuilles vert tendre, n’est-ce pas le printemps qui débute ? Il me semble reconnaître en face de moi le monument célébrant la victoire de la deuxième guerre mondiale. Si je ne me trompe, il est situé avenue de la Libération, donc à deux pâtés de maisons de chez moi. Je vais bien retrouver mon chemin dans cette ville. Je réalise que j’ai faim, j’entre dans une boulangerie qui vend des brasados, ces gâteaux de printemps. J’en achète deux. Je regarde la scène qui se reflète dans le miroir derrière le comptoir. Et cette fois, je me reconnais ! Je comprends que c’est moi en entendant ma voix répondre à la commerçante. Une fois dehors, je mange le premier gâteau. Son goût d’orange m’envahit et avec lui me revient une atmosphère, des relents d’habitudes. Je pense à la fragrance « fleur d’oranger » qui domine dans le parfum de ma mère. Guidé par cette sensation, je tourne au coin de la rue proche et à deux cents mètres de là, mes pas me ramènent au porche de mon immeuble. Demain, je me présenterai au bureau de l’administration. Je leur prouverai mon identité. Ne suis-je pas le portrait de ma mère, sa fidèle réminiscence ? Ensuite, je rentrerai directement chez moi et mangerai le deuxième brasado, me régalerai de son subtil goût d’orange.
Souvenirs dansants
A bien y repenser, le premier souvenir de mes années de danse est olfactif, il se fige dans l’atmosphère confiné et parfois un peu lourde des salles de cours où se succédaient un si grand nombre de gamines de septembre à juin. L’école occupait le premier étage d’un bâtiment vétuste où les odeurs propres aux vieilles maisons étaient décelables dès la cage d’escalier, un mélange de moisissures des charpentes et des murs de chaux sous l’accumulation des poussières anciennes.
L’immeuble aux larges proportions avait gardé quelque chose de la grandeur du dix-septième siècle : parquets et tommettes usés, hautes fenêtres à petits carreaux, larges cheminées de marbre, plafonds aux moulures de stuc. Une impression de noblesse qui collait bien à ce lieu où une discipline artistique était enseignée, impression encore accentuée par les miroirs qui couraient le long des murs, vitrines indispensables au travail de synchronisation du mouvement. S’ajoutaient à ce décor de « ballet » les barres, flexibles ou rigides sous nos mouvements.
Que me reste-t-il des chorégraphies apprises des après midi durant ? Des musiques disparates : Pink Floyd, Bach, Boulez, Gerschwin… Des costumes variés : combinaisons une-pièce aux couleurs discutables des années soixante-dix, longues robes fluides inspirées de Pina Bausch. Des accessoires : bougie, blé, longs rubans de tissus déroulés lentement sur la scène. Parce que cette musique s’y prêtait, Pink Floyd nous avait permis d’improviser, par groupes de deux ou trois, des enchaînements librement travaillés et intégrés à la chorégraphie. Formant au final des tableaux séparés mais judicieusement placés sur scène pour former un ensemble.
Le groupe de danseuses n’était pas vraiment homogène. Nous avions entre quinze et vingt ans, maigres ou potelées, jamais en sur-poids. Nos différences étaient accentuées par la taille, grandes, petites et moyennes se côtoyaient fâcheusement pour un rendu optimal. Si nos apparences étaient diverses, nos caractères aussi et nous n’avions pas toutes la même implication, la même assiduité, et plus gênant encore, les mêmes aptitudes à la danse. Le succès médiocre de ce groupe, qui se voulait pourtant l’élite de l’école, tenait donc sans doute à la disparité de ses membres. Et quel handicap pour la danse que de faire évoluer ensemble des membres distordus !
Les chorégraphies, je les ai depuis longtemps oubliées, rangées dans un coin de mémoire qui restera inexploré. Des paroles échangées, des mouvements répétés à longueur de semaines et de mois, il ne me reste rien. Seuls les odeurs, les sons, les couleurs ont persisté. Et aussi ce goût caractéristique des carrés de sucre non raffiné, délicieusement caramélisés, que l’on croquait au milieu de nos quatre heures d’entraînement. Ils contenaient l’énergie nécessaire pour nous permettre d’aller au bout de nos efforts et… de mes souvenirs.
Et au-delà encore, ma mémoire a gardé intact le plaisir d’être sur scène, sans appréhension, sans crainte du regard du public, mais avec une vraie sensation d’accomplissement.
Un simple regard
J’ai croisé hier une parente assez éloignée, généalogiquement autant que géographiquement. Elle était de passage, visitant avec des amis la région dont elle est originaire. Ses parents étant décédés depuis pas mal de temps, elle n’avait pas eu de raison, ou d’envie, de revenir depuis des années. Après les exclamations d’étonnement de nous retrouver ainsi sur un parking de supermarché, nous avons eu une discussion de quelques minutes – juste assez pour rappeler quelques souvenirs – interrompue par la sonnerie de son téléphone qui la réclamait ailleurs.
Une nuit est passée sur cette rencontre imprévue. Et il m’est venu ce matin en repensant à la personne que je retrouvai ainsi fortuitement une réflexion motivée par son regard. J’avais un souvenir d’elle jeune, les cheveux blonds, longs et souples. Je l’ai retrouvée hier, presque vingt ans plus tard, les cheveux grisonnants et attachés sur la nuque. Autant dire que le changement n’a pas facilité la reconnaissance faciale, si j’ose dire !
Mais ce qui me frappe aujourd’hui, c’est le regard que je n’ai pas reconnu sous cette nouvelle apparence. Ses yeux verts, agréables et flatteurs dans mon souvenir, semblaient beaucoup plus rapprochés et ainsi donner à son visage, à son expression, quelque chose d’étriqué. De là à imaginer que son caractère avait suivi la même pente, le même rétrécissement, je suis presque tenté de me le figurer.
Ce matin, ces réflexions me distraient, je l’avoue, de mon quotidien où les humains n’ont pas une place de choix. Il ne faudrait pas s’imaginer pour autant que je sois un de ces défenseurs des animaux qui jugent l’homme bien moins aimable ! Non, je suis tout simplement ce que l’on peut appeler un « ours », quelqu’un qui a du mal à côtoyer son prochain et que son prochain ne recherche pas non plus.
Alors, pourquoi voir dans le visage de ma parente un changement de caractère sous l’évolution de sa physionomie, liée d’ailleurs certainement à sa nouvelle coiffure… Ne serait-ce pas moi qui aurais pris le pli de voir chez certains des signes de ce que je ressens moi-même, en me plaçant quasiment en marge de mes semblables ? Car enfin la grande majorité d’entre eux semble nager harmonieusement dans n’importe quel environnement.
Une question me vient à l’instant : comment, elle, m’aura-t-elle perçu ? En y réfléchissant je me dis qu’au fond, je m’en moque un peu. On ne vit pas comme un « ours » par hasard.
Filet d’eau
Perle de nacre, nacre perlée. D’où me vient cette rime ? D’une chanson entendue enfant ? D’un conte oriental ? Je n’en sais vraiment rien ce matin, alors que lentement le jour se lève, que la chaleur monte, douce et cotonneuse. Des parfums, peut être, me reviennent avec cette évocation, voisins de celui des fleurs de tiaré qui sentent l’été, ou des lavandes persistantes parce que plus proches… Mais la perle, elle, vient des eaux, des océans, des étangs, des mers où le coquillage la crée. Ici, rien de tout cela, dans ma campagne aride où le plus petit filet d’eau nous fuit. Un filet d’eau ? Mais oui, celui de ma douche. Et la perle de nacre, bien sûr, je la vois dessinée sur le flacon de shampoing sur le bord de la baignoire. Tout à coup, je ne sais à qui donner ma préférence, à la perle ou à la nacre… ou à la journée qui débute.
La mare perdue
Je regardais le ciel épais*. Epais comme un miroir dans l’obscurité, lourd comme mon pas hésitant. Tout était obturé, fermé aux quatre coins du lieu. C’était pourtant une journée d’été. Je voyais ce ciel lourd. La maison était chaude, envahie de canicule. Je décidai de sortir, de quitter un abri devenu inconfortable. La campagne, blessée par le gris des rayons du soleil caché sous des nuées amoncelées, respirait en silence. Dans le chemin, les odeurs se terraient sous les buissons, les herbes n’ondulaient pas. Les haies de cyprès n’avaient pas d’ombre, le ciel tombait au droit de leurs silhouettes effilées.
J’allai plus loin, vers la colline, vers les sous-bois de chênes, seule fin pour retrouver, dans une odeur de menthe et de citron, une idée de légèreté. Et faire reculer ce poids étalé sur le corps, la moiteur du toucher de la peau, les ruisseaux de sueur dans les cils et les yeux dans leur éblouissement.
Puis, je ne vis plus rien nettement, des taches mouvantes sursautaient devant moi, je marchais hésitante, un peu inquiète, mais aussi presque soulagée par cette subite retraite de la vue. Je sentais que j’allais profiter d’un répit, me détacher de mon image trop nette. Jusqu’à quand, je ne le savais pas et cela n’avait pas d’importance.
Je me dis simplement que si j’avançais encore dans le sous-bois retiré, une légère étendue d’eau, une minuscule mare perdue là au bon endroit me rendrait mon image reposée, mon regard s’y reconnaîtrait et les petites taches sautillantes disparaîtraient. Croire en ce mirage et avancer sereinement.
*Anita Conti (1899-1997)
Eveils
Elle se lève très tôt. A l’aurore. Elle a mal dormi. Hachures, rayures, rainures, pointillés… C’est ce qu’a donné son sommeil. Elle le sent, perçoit au tréfond d’elle-même quelques légères blessures. Elle ne sait les apaiser, pense « Oui, c’est pire la nuit que le jour ». Bizarrement, l’obscurité met en évidence ce que l’absence de lumière devrait occulter. Elle se dit ça. Il faudrait se protéger de cet écran noir des nuits sans paix ni vrai repos. Du coup, le jour est presque son ami. Même quand mettre le pied à terre semble un défi, le risque qu’il faut prendre. Alors, la vue d’un rai de lumière montant lentement de la profondeur de la nuit lui apporte un instant de joie. Elle aime sentir la fraîcheur du matin, ouvrir lentement et sans bruit une porte, une fenêtre. Surtout ne pas réveiller ceux qui ont embrassé le sommeil si totalement, si utilement. Elle les envie, se nourrit parfois de leur paisible repos, veut en tirer des profits pour elle-même, prolonger le silence de ce sommeil assumé auprès d’elle, là tout près, dans la chambre d’à côté, calfeutrée, fraîche, détachée du monde. Et elle marche à petits pas, ouvre un meuble, range un livre, plie un linge, lentement, avec économie, en dosant précautionneusement les bruits et les silences, tout en même temps. Les secondes, les minutes passant, elle écoute monter peu à peu les bruits du dehors puisque la maison est silencieuse, exempte de mouvements, même des siens qu’elle limite avec tant d’application. Ses sens sont tout entiers tournés vers l’extérieur, dans l’attente de la montée du jour, la naissance d’une nouvelle journée dans l’odeur humide d’herbe et de terre.
In-perceptions…
« De quoi contaminer toute la ville » (*), se dit-elle en longeant le parc, ses parterres débordant de fleurs embaumantes. Elle se sentait aveuglée par tous ces bleu, rouge, rose, jaune. Le violet même d’un arc-en-ciel agressif la suivait, décomposant autant les effluves que les formes. La matinée était particulière : ces images la frappaient en pleine face sur ce chemin pourtant si familier. Pourquoi aujourd’hui ? Qu’est ce qui, en elle, la poussait tout à coup vers ces extrêmes perceptions, ces remugles qui la touchaient si fort, au fond des yeux, au creux du ventre ? La nouvelle saison, un rai de lumière plus brut, un vent plus caressant ? Non, rien ne justifiait des sensations qui allaient peut être confiner au malaise. Serait-elle abattue par le poids de l’imperceptible ? Il y avait en tout cas autre chose que la seule sensibilité, sa seule capacité d’émotion. Un poids bien plus élevé la freinait. Elle se donna jusqu’au soir pour analyser le changement. A la tombée du jour, qu’en serait-il ? Par quoi aurait-elle été contaminée ? Elle frissonna sous le verrou de l’attente.
(*) Christian Bobin – La nuit du cœur
Créer, imiter, créer
« Il ne faut imiter que ce que l’on veut créer » (Georges Braque, Le jour et la nuit)… Encore faut-il vouloir, pouvoir créer. Il m’arrive chaque jour – ou presque – de me mettre en situation de faire quelque chose de mes mains ou de tenter de tirer de ma tête une réflexion. Cette recherche est un défi que je me lance, mission qui m’afflige – ou me réjouit. Une situation venue me préoccuper avec les années, dans le souci (légitime ?) de ne pas gâcher le temps restant en occupations futiles. Dans le but aussi de me rassurer en me prouvant que la « création » n’est pas un vain mot pour moi, que comme tant d’autres, je sais extraire de mes méninges quelques petites pépites (n’ayons pas peur des mots…). L’angoisse n’est pas loin en ces jours où les mots ne viennent pas, pas plus que le geste qui permettrait de faire naître la plus petite babiole. Ouf !
Les saisons
Tant d’années depuis cette guerre. Il pensait qu’on ne peut rester témoin toute sa vie, qu’on l’est à un moment précis et que très vite, pour se protéger, on fuit ses propres pensées. Alors se remémorer le jour exact, l’heure, les lieux, les acteurs, cela lui était impossible. Il repensait à ce jour où sa fille l’avait assailli de questions – un interrogatoire en règle qui l’avait désarçonné. Elle avait cherché à connaître des situations précises, à entendre des noms, à savoir quels avaient été ses sentiments, ses réactions, ses actes dans les heures sombres. L’histoire revivait par la bouche de sa fille. Il ne sut répondre à cet assaut de curiosité que par quelques banalités ; cette période restait dans son esprit comme un rêve dont on n’a jamais voulu saisir le contenu.
Il avait fait sa promenade habituelle le matin. Maintenant les étés lui pesaient, la chaleur l’éprouvait. En rentrant à son appartement, il se remémora ce jour de l’année précédente où sa fille était venue le questionner. Dans les arbres, les oiseaux ne chantaient pas aussi joyeusement qu’à l’habitude, il s’en souvenait. Peut-être étaient-ils eux aussi empêchés par la grosse chaleur. Aujourd’hui, près de soixante ans le séparaient de ces tristes événements, mais depuis un an, ses pensées l’y ramenaient souvent. Il s’était rendu compte que chaque saison rapportait avec le vent, la lumière, les couleurs, ce qui avait été vécu alors. Certains matins ressuscitaient des lieux, des odeurs rapportaient, légèrement diffuses, des situations, tout ce qu’il avait occulté si longtemps. La veille, il avait entendu au journal télévisé que les archives relatives à la dernière guerre étaient ouvertes, que le passé – très proche à l’échelle immense du temps – pouvait désormais être connu de tous. De tous ceux qui auraient la curiosité de s’y plonger, de balayer les dossiers gardés secrets pendant plusieurs décennies. Et comble de malice, ce travail était possible directement de chez soi, depuis un ordinateur, par quelques manipulations de clavier ne demandant même pas l’effort de se déplacer, d’explorer de lourdes piles de papiers poussiéreux. Le journaliste avait fait cette annonce sur un ton léger ; se rendait-il seulement compte de la portée de l’information ? Ce travail afficherait au grand jour le courage ou la lâcheté, l’indifférence aussi, l’apathie, le manque d’engagement dont, lui, avait fait preuve alors. Bien sûr, le déshonneur ne le toucherait pas, il n’avait commis aucun crime, aucune délation, mais quel constat banal ! Il n’avait été ni héros, ni victime, ni bourreau, simplement spectateur anonyme parmi les anonymes, peut-être même témoin indifférent.
Sa fille devait passer le voir le lendemain : elle lui annoncerait qu’elle entamait des recherches, il en était maintenant certain. Il ressentait pour la première fois une sorte de honte à l’idée que sa propre fille pouvait le démasquer. Il était certain qu’elle ferait tout pour retrouver dans les archives locales une trace, un témoignage, elle était suffisamment volontaire pour cela. Mais aucun des documents disponibles ne parlerait des faits d’armes de son père, son nom jamais n’apparaîtrait. Pourquoi était-il encore en vie, serait-il obligé d’affronter une nouvelle fois la curiosité filiale, légitime pourtant ? Le soir avançait, il ressentait la fatigue de la journée. Il alla à sa chambre, s’allongea sur le lit. Dans un demi-sommeil, confortablement calé sur les oreillers, il se souvint qu’il restait dans l’armoire à pharmacie un tube de somnifères que le médecin lui avait prescrits l’année précédente. Par la porte du balcon laissée entrouverte lui parvenaient des chants d’oiseaux. La lumière se faisait plus douce, le décor de la chambre s’estompait peu à peu. Finalement, il ferma les yeux et s’endormit.
Superlatifs !
« Mamy, je t’aime trrès beaucoup fort ! » C’est ainsi que Nina, cinq ans, prononce les superlatifs français : elle y glisse ce chant et cette tonalité de gorge que lui a soufflé l’apprentissage d’une langue nordique. Elle aime d’ailleurs trrès beaucoup de nombreux êtres et de multiples objets ou situations. C’est sa manière d’exprimer émotions, désirs et parfois colères. Notre communication – de grand-mère à petite fille – y trouve parfois son compte mais reste tout de même encore très limitée (même si trrès beaucoup signifie tant !). Quand le dialogue tourne court, ce qui est souvent le cas au téléphone, à cette distance de trois mille kilomètres rafraîchie par un écart d’au moins vingt degrés Celsius, le recours au clavier d’un smartphone peut sauver la situation. La mamy que je suis reçoit alors – le papa ayant prêté l’instrument à l’enfant – une série de cœurs roses précédés ou suivis de drapeaux bleu-blanc-rouge. Nina veut montrer par là son origine, et j’y vois une petite marque de délicatesse pour sa grand-mère qui a laissé sa progéniture créer la sienne si loin d’elle ! Je ne peux m’empêcher de m’attendrir devant les émoticônes gentiment choisis par l’enfant et m’empresse de lui retourner tous les cœurs roses et rouges disponibles sur mon smartphone, sans oublier le drapeau bleu à la croix jaune qui montre que « Oui, j’ai finalement accepté le fait que mes enfants soient scandinaves ». L’épisode se reproduit régulièrement, et je suis à chaque fois trrès beaucoup heureuse d’entendre ma petite fille entamer notre conversation. Hier, elle a répondu d’une voix rassurante à mes questions météorologiques, « Non, Mamy, il ne fait pas trrès beaucoup froid ! ». A ma grande satisfaction à cette veille de l’hiver.
Immobilité de l’instant
En avril, comme les années précédentes, elle avait repris ses habitudes sur le chemin des reconnaissances. Elle appelait ainsi ses flâneries dans le quartier autour du bureau où elle passait ses journées. Des pensées désordonnées lui venaient lorsqu’elle traversait les lotissements où étaient bâties ces petites maisons inconfortables et indécises que les années soixante-dix avaient produites avec plus ou moins de bonheur il faut le dire. Des voix et des accents locaux lui rappelant ceux de ses parents lui parvenaient parfois de la fenêtre ouverte d’une villa. Elle tendait alors l’oreille avec l’envie fugitive de pénétrer l’intimité qui se devinait là tout près. Elle se disait « tiens, je deviens curieuse des autres ! » Mais elle ne s’y attachait pas tant que ça finalement, laissant surtout des impressions vagues la recouvrir. Continuant sa marche le long des rues toutes identiques, elle se laissait aller avec paresse, bannissant les réflexions précises ou indélicates. Quand elle atteignait la barrière qui ouvrait sur le petit étang pâle et immobile, elle savait que sa promenade touchait à sa fin. Une grande mélancolie la prenait et elle cherchait alors fébrilement les lumières qui commençaient à poindre dans les environs. La fraîcheur tombante la saisissait parfois, la poussant à regagner sa voiture garée près de la forêt. Ce soir du 20 avril, en prenant les clés dans son sac, elle sentit un malaise approcher. Un vertige la força à s’asseoir sur le banc de bois abrité sous un grand hêtre. Elle se reprit au bout de quelques minutes et, regardant le haut des feuillages, elle aperçut une chouette hulotte, ses yeux ronds et énigmatiques posés sur elle. L’oiseau était posté juste au-dessus d’un trou dans le tronc de l’arbre. Entendant des cris d’oisillons, elle réalisa que, contrairement à elle, cette jeune chouette avait une progéniture à surveiller, nourrir et protéger. Quoique l’animal ne lui fut pas des plus sympathiques, elle la fixa à son tour dans un échange pacifique et muet. La tombée de la nuit se troublait à peine des sons des oisillons, le quartier coulait peu à peu dans la fraîcheur du soir. Elle regagna alors sa voiture sereinement, l’esprit tourné vers ces vies toutes proches. Elle alluma l’auto radio : l’animateur du soir avait sélectionné une musique relaxante des sons de la forêt et de chants d’oiseau.
B & B … bébé
Je pense au sommeil du bébé. Le premier sommeil mêlé de vie bien avant la naissance, dans cette couveuse maternelle et cotonneuse. Le bébé immergé dans le liquide vital, à la fois nourri, bercé, distrait et endormi. Une image de lente évolution, de bienfaits réciproques entre la mère hébergeuse et l’enfant gîté. Le sommeil du bébé qui débouche sur un cri. Un cri de surprise devant le monde qu’on lui ouvre. Un cri de douleur devant le froid de son nouvel espace de vie. Un cri qui le fatigue tant qu’il n’a que le désir de retrouver le sommeil bienfaiteur. Ainsi va la vie de bébé, ainsi s’ébauchent ses jours rythmés de veilles et de nuits, de mouvement et d’immobilité.
Furoshiki
Pourquoi ai-je pensé hier soir aux premiers et derniers enveloppements de l’être humain : le bébé emmailloté de toile fine à la naissance et le corps sans vie de l’homme glissé dans une pièce de linge blanc, un linceul… Parce que le hasard venait de me montrer ces deux événements : la vie et rien d’autre, la vie et la mort.
Et de là il n’y avait qu’un pas pour que mon esprit, dans le brouillard du premier sommeil, se mette à vagabonder de manière un peu surprenante il est vrai. L’emballage, me dis-je, est une technique pratique et indispensable. Le joaillier dépose ses créations dans des écrins pour mettre en valeur leur beauté, le pâtissier protège ses gâteaux des poussières et des chocs dans des boites rigides. Les cadeaux en général sont pliés dans du papier ou pour les plus rares dans des contenants précieux.
L’esprit au coucher voyageant alors vers le levant, je me rappelai que les japonais ont inventé et élaboré un art étonnant de l’emballage appelé furoshiki, qui consiste à plier et nouer des chutes de tissu pour envelopper les objets. Le résultat est harmonieux et pour les bénéficiaires fait du cadeau une double surprise. J’enviai au passage à ces artistes, qui ont aussi personnalisé l’art du bouquet, ikebana, ces noms bien plus poétiques que nos bouquetage, emballage, paquetage ! Mais à une si grande distance peut-on, peut être, imaginer que ces derniers évoquent une certaine esthétique, disons, occidentale. « Soyons positifs, et voyons les choses plus largement », me disais-je, pas encore endormie.
Parvenant à ce stade à une réflexion pratique, je me suis mise à penser qu’aujourd’hui l’emballage tissu pourrait constituer une alternative à l’utilisation du plastique. Et je me félicitai, à une heure si tardive, de mettre à jour cette pensée hautement responsable : nous savons tous en effet qu’il faudrait éliminer de nos habitudes de consommation l’emballage jetable pour revenir au réutilisable.
Oui mais voilà, les habitudes, les bonnes et surtout les mauvaises, ont la vie dure, on le sait. C’est à ce moment, je crois, que mon esprit s’est mis à tanguer pour lentement sombrer tandis que mon corps se lovait, douillettement enveloppé dans sa couette. « Me voilà emballée façon furoshiki » fut, je crois, ma dernière pensée du soir.
Il serait toujours temps, au réveil, de reprendre le combat écolo-responsable !
Vaguement…
Je sens que je me délite. Je vogue au-dessus des clameurs, des mouvements extérieurs. Je respire difficilement, je caresse ma peau ambrée pour me sentir vivant. Il y a quelques jours encore, j’allais bien. Et depuis cet instant, le flou, le trou, cet abysse où je plonge. Membres sans muscles, tête sans réflexion, poumons sans oxygène. Je ne reconnais plus mon espace vital, les bruits changent autour de moi. La lumière est ocrée, des ombres évoluent dans l’espace clos. Suis-je malade ? Dois-je lutter contre un ennemi ? Il doit être invisible, je ne l’ai pas vu approcher. A moins que je ne sois ce petit poisson qui évolue harmonieusement dans son monde fermé, éclairé jour et nuit par les reflets de l’eau sur son dos et ses écailles savamment disposées. Le débit de l’eau de la fontaine est mon pouls, ma force, les algues furtives sont ma nourriture. Un poisson libre de nager sans entraves, fondu dans son décor.
Des mots que je ne saisis pas
Elle revient de loin, des continents muets, des îles usées et des rivières incolores. Elle revient pour un regard à moitié éteint à moitié curieux. Elle revient, mais non, elle me frôle, sombre, lointaine. Dans un creux du sol, de ses doigts pareils aux miens, phalanges lisses et ongles chastes, elle trace des mots que je ne saisis pas. Devant la fenêtre, son visage à même la vitre, son sourire comme un bouquet d’herbes folles. Les yeux mi-clos sous les rais du soir, le soleil, la lune, les étoiles la fatiguent. Elle enfile le matin une chemise blanche pour se garder de l’impureté. J’écoute ses chuchotements, les projette sur le mur de la chambre, le mur d’une chambre absorbant les gris. Les recoins abritent des parasites oubliés, un bruit d’efforts involontaires s’insinue dans les interstices. Le cycle des ombres renaît. Elle vit peut être, tout doucement. Au dehors le paysage est le même, les arbres toujours sur la longue route.
Mes petites bêtes
Non, ce ne sont pas des monstres, ces petites bêtes qui me chatouillent l’existence, qui la dérangent par ci par là… Ce sont des êtres tout bêtes au contraire, sans grand penchant pour le raisonnement, l’analyse et la réflexion. Ils vivent le quotidien, une vie et rien d’autre, des jours à la queue leu leu, les jours de soleil pas plus gais que les jours gris. Et le temps a lissé leur pelage, ajouté des soupirs à leurs bâillements, des plis dans leurs pattes peu à peu chancelantes. Ils étaient jeunes un jour, et vifs, mais pas sautillants, pas enjoués devant la lueur du levée du jour, ni pensifs à la tombée des nuits. Ils survivaient et s’amélioraient pendant un temps, tout bref, le temps de devenir matures. Mais quelle maturité pour ces êtres si peu perméables à la couleur des arbres sous la pluie, au bruit de cette même pluie sur leur toit, à cette musique qu’ils auraient dû laisser entrer sous l’épiderme, par tous les pores ? Et puis aussi, voir à travers la profondeur des cavités de leurs yeux transparents comme l’eau qui se perd le long de leurs routes de campagne. Elle va pourtant rejoindre le prochain petit ruisseau, cette eau imprévue que le ciel offre un jour humide, dans une saison froide. Pour finalement justifier la source indispensable. Non, ce ne sont pas des monstres ces petites bêtes qui me ressemblent peut être aussi.
Je ne comprends pas !
Jag förstår inte ! En d’autres mots « je ne comprends pas » ! Bon sang, qu’il est difficile d’avouer son ignorance à deux petits bouts de choux qui sont parmi nos plus précieux biens sur cette planète. J’ai bien dû m’y résoudre devant Anne et Lina, mes deux petites filles. Nos rencontres sont épisodiques, mais maintenant, elles grandissent et s’expriment fort bien. J’ai fini un beau jour par en avoir assez d’ouvrir des yeux ahuris et d’écarter les bras en signe d’impuissance aux paroles que me jetaient ces deux fillettes pas tout à fait endormies. La difficulté est moins grande pour elles qui comprennent parfaitement mon français du Sud de la France, sans accent, enfin je crois ! En parlant de planète, précisons que ces deux petits êtres maléfiques comprennent chinois et français par leurs parents, suédois par le sol qui les a vu naître. Les enfants issus des rencontres intempestives et hétéroclites entre jeunes de la génération quatre-vingt nous auront donné du fil à retordre à nous qui, nés avant les formidables années soixante (celles qui devaient changer le monde, selon quelques rêveurs), nous donc… enfin moi, en l’occurrence, qui n’ai jamais quitté mon pays que deux ou trois fois en six décennies… Je dois bien accepter l’éclatement familial et profiter au mieux des moments partagés. Juste avant leur dernier séjour en France, j’ai pris, avec beaucoup d’humilité, la résolution de me procurer le petit livre jaune et noir « Le suédois pour les nuls ». Vu que je n’avais pas suffisamment anticipé, il ne m’est resté qu’une petite semaine pour potasser ce « guide de conversation ». Je peux l’assurer, suédois et français n’ont décidément pas grand chose à voir, je me bornerai d’ailleurs à ne parler ici que du langage… Ces « gens du Nord » nous doivent pourtant leur famille royale. Et je regrette que Jean-Baptiste Bernadotte n’ait pas en son temps su insuffler un peu plus de notre belle langue à ce pays qui l’accueillait si chaleureusement. Mes petites filles, qui vont maîtriser le français dès leur entrée dans ce qui sera l’équivalent du cours préparatoire, sauront bien reconnaître notre accent du midi dans les komplimang et autre restaurang devenus l’usage en suédois depuis l’arrivée du général napoléonien. Je crois d’ailleurs que je vais attendre patiemment de les entendre réciter les fables de La Fontaine dans la langue de Molière plutôt que m’astreindre à maîtriser le suédois. Je serai toujours à temps de leur lancer un Jag förstår inte en cas d’impasse ! Et tant pis pour moi si je me prive aussi du plaisir de lire dans le texte les ouvrages de Selma Lagerlöf.
Le géranium
Un volet s’ouvre en claquant contre la façade jaune de la villa. Au bout du jardin, le lac de Côme brille faiblement sous le premier soleil. Elle avance le pot de géranium au plus près du jour. Il faut arroser les plantes ce matin, des amis lui ont dit que les géraniums aiment l’eau ! Elle repense tout à coup à ces vacances avec Tom et Sylvia… Une station balnéaire de la côte Adriatique. Immeubles défraîchis bâtis entre la route et la voie ferrée longeant la plage pâle. Une eau étale et un ciel brumeux presque chaque jour. Ils étaient alanguis et oisifs, une morne mélancolie les submergeait au cours de l’été finissant. Elle revoit le jardin public où une femme avait trébuché non loin du banc où elle était assise. Un homme la poursuivait, elle était tombée dans le parterre de géraniums et, au milieu des fleurs rouges, sa robe avait formé cette tache blanche inoubliable.
Nourriture spirituelle
Croyants ou non, nourris de références bibliques ou non, nous essayons de tirer les fils de notre histoire. A travers l’art, à travers les œuvres que nous ont laissées des siècles de travaux d’artisans et d’artistes. Les églises nous inspirent des sentiments puissants, des réflexions, des espoirs de vérité et de preuves de notre existence. Ce matin, un homme est entré par le portail Est de l’abbatiale. Il est monté par l’escalier étroit dissimulé à gauche de la porte à tambour, échelle frêle menant à la passerelle du grand orgue. Il porte les cheveux longs sur les épaules, ses vêtements sont clairs et amples. Les pieds nus dans des sandales, il défie le froid de l’édifice autant que celui d’un hiver rude. Il a pris place devant les tuyaux et se concentre maintenant, les mains posées à plat sur les genoux. Quelle est sa quête en cet instant, quel sera son butin ? Réchauffer son cœur, nourrir son âme au son de l’instrument ?
J’en rêve !
Je ne dors plus la nuit depuis que j’écris des histoires courtes. Ou plutôt, j’écris des histoires courtes depuis que je ne dors plus la nuit. Enfin, je ne sais plus très bien…
Mais pourquoi la nuit ? Eh bien c’est comme ça. Tenez, Sand par exemple, elle passait ses nuits devant son encrier, ses cigares à portée de main, et elle enchaînait comme ça les romans, les uns après les autres, sans compter la correspondance, des dizaines de milliers de lettres immortelles. Balzac, le grand Balzac, avec deux ou trois litres de café fort dans un pot posé à côté de lui, il tenait jusqu’au matin assis à sa table de travail. Même Proust dictait à Céleste assise à son chevet, pendant des nuits entières, les chapitres de la Recherche. Ah oui, j’allais oublier les poètes ! Eux, ils disaient à leur domestique « Joseph, réveillez-moi cette nuit à trois heures ». Et à trois heures tapantes, ils prenaient le crayon qu’on leur tendait et paf ! ils noircissaient du papier avec tout ce qui débordait tout d’un coup de leur cervelle bien faite.
Imaginez que tous ces génies aient eu des sommeils de marmotte, que comme des gens ordinaires, ils aient eu l’habitude de se coucher comme les poules et de faire le tour du cadran, de combien de chefs d’œuvre serions-nous privés aujourd’hui ? Hein, vous imaginez un peu ? Moi, rien que d’y penser, ça me fait froid dans le dos…
– Anne, qu’est-ce que tu racontes, t’as froid ? Mais t’as vu l’heure ?
Je me réveille brusquement en entendant la voix de Philippe. Dans mon sursaut, je lâche mon crayon et ma lampe de poche se casse en tombant du lit.
-Tu fais chier quand même ! Tu peux pas dormir comme tout le monde ?
C’était avant
Longtemps, je me suis cru irrésistible. Enfant satisfait, adolescent arrogant, adulte condescendant, je franchissais les étapes, insouciant et ravi. Les conditions de ma naissance avaient été extrêmement favorables, la vie m’avait doté de qualités si précieuses : beauté des traits, élégance de la silhouette, finesse de la gestuelle. Mon intelligence me procurait des facultés plus que suffisantes pour assimiler l’enseignement de mes professeurs. Elle me permettait de briller, bien au-dessus du reste de mes semblables. La fortune de mes parents m’assurait depuis la naissance une aisance plus que confortable. Je vivais dans le luxe, toute activité que j’entreprenais n’était destinée qu’à satisfaire mes envies ou ma curiosité. Les salons où j’entrais étaient peuplés de personnages suffisamment éclairés pour faire briller par un savant jeu de miroirs les facettes de ma personnalité.
Mais tout cela, c’était avant. Avant la tentation envahissante de casser, de fracturer cet édifice parfait. Brusquement, je commençai à fuir ma famille et mes domestiques, je ne vis plus mes amis. Je passais mes journées dehors, marchant sans but et sans relâche. Je ne sentais ni le froid ni la chaleur ni la fatigue. Au bout de quelques mois, je finis par ne plus rentrer chez moi que pour y prendre l’argent qui m’était nécessaire pour manger. J’étais heureux chaque fois qu’un miroir croisé dans la rue me renvoyait mon image, méconnaissable, le teint noir et brouillé, cheveux et barbe anarchiques, mes vêtements disloqués et souillés. Je fus satisfait lorsque je sentis que mes forces commençaient à m’abandonner. Le travail de destruction avait démarré. Cette destruction que je n’avais pas la volonté d’appeler d’un geste brusque et fatal. Lentement, au fil des jours, je voyais l’heure de ma disparition approcher. Je m’installai dans une sorte d’absence, ma conscience me quitta peu à peu.
Aujourd’hui j’ai balayé notre chapelle. J’ai assisté à la prière matinale et aux vêpres. J’ai partagé le repas de mes compagnons. Je suis l’homme à tout faire, je fais les courses et les petits travaux, même pénibles. Je suis utile.
Lecture libre
Je prends le livre. Il m’est impossible de commencer la lecture par la première page. Je suis irrésistiblement attirée par les derniers feuillets, ceux qui touchent le dos de la couverture, juste avant la liste des ouvrages du même auteur déjà parus. C’est un recueil de textes d’un poète américain. J’ai l’irréelle impression que je lis ces poèmes comme lui les a écrits, à bâtons rompus, c’est ce que je ressens. Page cent quatre vingt dix huit, une courte description : des éclats de diamants m’éblouissent, je remonte à la page cent quarante neuf : balade dans un cimetière parisien, au hasard des sépultures de personnes célèbres, page cinquante deux : des oiseaux dans un paysage de marais transcendent la perte d’un proche, puis c’est la cent soixante deuxième page qui m’attire. Une heure passe ainsi à lire distraitement. Je me rends compte brusquement qu’il est temps de préparer le dîner. Après avoir mis l’eau à chauffer pour le thé, je vais au réfrigérateur d’où je sors le beurre et les confitures… Ah mais, assez rêvé, il faudrait que je remette un peu d’ordre dans ma tête !
Lendemain de soirée
L’air matinal était pur. Anna se félicitait d’être partie tôt pour profiter du beau temps en longeant le canal jusqu’à son bureau. Elle se remémorait la soirée de la veille, désolée de n’avoir pu éviter cette démonstration de vanité superficielle. Elle marchait d’un pas rapide que le beau temps encourageait. Bientôt les arbres seront entièrement verts, se dit-elle. L’approche de l’été la remplissait de bonne humeur. Que Romain était ridicule, avec son nœud papillon et ses rangers ! pensa-t-elle. Et Christel et Julien, quelle suffisance, cette description grotesque des travaux de leur nouvelle maison… Rien ne nous a été épargné, ni la couleur de la cuisine, ni la rareté des matériaux, ni leur prix bien sûr ! Et José, à moitié ivre, flatté comme un coq en arrivant accompagné de cette blonde vulgaire et bavarde par-dessus le marché. Elle longeait toujours le canal qui scintillait, son eau paraissant presque bleue sous le reflet du ciel. Elle entendit un miaulement et vit un gros chat gris courir le long de la rambarde, à hauteur de ses épaules. Son pelage brillant semblait prendre la teinte de l’eau s’écoulant en arrière plan. Il glissait plutôt qu’il ne trottait, fine ligne féline. Ils marchèrent un moment côte à côte puis elle s’approcha et caressa la fourrure veloutée. L’animal la toisa de ses yeux dorés et ronronna sous la douceur de cette main. Pas du tout effrayé, comme elle, il semblait profiter de la rencontre. Elle pensa un instant que ce chat tombé du ciel était plus beau que tous les mâles qu’elle avait croisés la veille, plus digne et bien moins ridicule. Il la suivit jusqu’à son bureau et s’arrêta respectueusement à l’entrée de l’immeuble. Assis sur son postérieur, il lui adressa un long miaulement amical.
Une indicible peine
Janvier. Après décembre. Le froid semble vouloir s’installer. Je l’ai vu ce matin au toit blanc de givre de la maison d’en face. Et quelques heures plus tard, des gouttes se sont mises à s’écouler, une à une, lentement, du rebord du toit. Les actifs sont encore chez eux, devenant du coup oisifs de janvier. Pour reprendre le travail, il leur faudra s’extraire de la torpeur des fêtes. Devant la maison, la route est ravinée depuis les longues pluies de novembre. Les champs n’ont plus de réelle identité. Difficile de reconnaître les vignes sous leur figure grise, presque cendreuse. Les troncs maigres des arbres fruitiers ont des silhouettes grossières sous la lumière économe de la matinée. L’homme est sorti de chez lui, quittant la chaleur domestique. Ses chaussures de marche noires et jaunes laissent des traces – des empreintes d’animal moderne – dans la couche de feuilles en cours de décomposition sur le chemin. Il marche mécaniquement, par rebonds de ses chevilles propulsées par des semelles absorbeuses de chocs. Pourtant, ce matin, il n’a pas envie de gagner la colline des chênes. Les arbres montrent leurs feuilles vertes et drues, à leur pied les connaisseurs ont cueilli les truffes de Noël. Et dans le matin froid, cette réflexion tout à coup l’attriste. Que des hommes aient recherché, pour leur plaisir égoïste et éphémère, le goût de cette terre longuement nourrie d’humus et d’humidité le peine infiniment.
Musique !
En passant devant la statue, j’éprouve la sensation bizarre d’être observée. Le monument de marbre est adossé à l’angle d’un immeuble formant comme la proue d’un bateau au haut de la rue des Tilleuls et de l’avenue de la Résistance. Une situation qui lui donne une allure d’observateur indélicat. Sans m’attarder davantage sur cette impression, je continue mon chemin et parviens en quelques minutes au cœur de ville, passant du faubourg résidentiel aux rues commerçantes. La lumière est à son déclin et le soir se déposera bientôt sur les trottoirs, les boutiques ne tarderont pas à fermer, les passants se feront rares. Au bout de l’Esplanade, je distingue maintenant le théâtre municipal. Je reste un moment sur le trottoir d’en face. Immobile, figée comme la statue du boulevard de ceinture, j’observe les musiciens qui se dirigent vers l’entrée des artistes. Pressés de passer dans l’obscurité et le silence du monument. Une femme serre l’étui de son violon et se faufile, timide, sous le porche du foyer. Un homme portant une contrebasse la suit et disparaît dans le hall. Et d’autres encore, les uns après les autres. Comme chaque soir de concert depuis que j’ai perdu ma place de deuxième violoncelle dans l’orchestre de région, je viens de passer une heure et demi à une table de la brasserie du théâtre. L’entracte est terminé, la deuxième partie du spectacle est maintenant commencée. Je sors avant que le bar ne se peuple de spectateurs et de musiciens. Dans la rue, si l’air est au marin, des échos du concert me parviendront. Ils m’accompagneront jusque chez moi. Et demain, je glisserai sur mon pupitre la partition jouée ce soir.
Portrait
Elle était apparue un jour d’automne à une fenêtre du premier étage de l’immeuble d’en face. Son attitude pensive avait attiré mon attention. Elle était blonde, d’âge moyen, les cheveux ondulés tombant sur les épaules. Elle m’avait fait penser à une actrice que j’appréciais, incarnant principalement des femmes fragiles dans des secondes rôles. Pendant quelques jours, j’avais malgré moi observé la nouvelle venue, à la dérobée, nos fenêtres ne se faisant pas face directement. Elle semblait avoir une vie sans histoire, des habitudes régulières, une occupation l’appelant chaque jour à l’extérieur. Peut être m’avait-elle aussi remarquée ? Six ou huit mois après son arrivée, je m’étais rendue à la médiathèque du quartier dans l’espoir de trouver le film que je recherchais depuis quelque temps. Une série de portraits au pastel, de format moyen, était accrochée aux murs de la salle principale. Ils semblaient tous représenter le même visage. C’est en m’approchant des tableaux que je me rendis compte que ce visage était le mien. L’employé à qui je m’adressai me regarda avec insistance avant de me demander si j’étais bien le modèle des portraits accrochés aux cimaises. Je balbutiai une réponse évasive avant de me diriger vers le rayon qu’il m’avait indiqué. En quittant la salle, plus rapidement que je n’en avais l’intention en arrivant, je pris à la dérobée le dépliant présentant l’artiste peintre. Comme craignant d’être prise en faute, j’attendis d’être dans la rue pour l’ouvrir. Il y avait en page quatre une photo de l’artiste, je reconnus le visage blond et lisse de ma voisine. L’exposition portait le titre Visages de l’inconnue.
Inspiration
Debout à côté du bureau, Louis écoute un instant la pluie qui vient de se mettre à tomber. Longue et fine, elle claque régulièrement sur le zinc abritant le porche de la maison. C’est un bruit familier qui le surprend pourtant à chaque fois. Il a laissé le récit qu’il est en train d’écrire à l’ordinateur et se dirige vers la cuisine. Il prépare deux œufs sur le plat qui lui tiendront lieu de dîner. Le crépitement de l’huile dans la poêle s’ajoute à celui de la pluie. L’esprit encore à son récit, il mange rapidement, assis devant la fenêtre montrant un coin de campagne détrempé. Puis retourne à sa table de travail. La pièce est maintenant plongée dans une demi obscurité, il doit tourner le bouton de la lampe. Sous ses doigts, les mots viennent facilement, s’ordonnent ligne après ligne. Il n’entend plus le tintement métallique, s’absorbe complètement dans l’histoire en train de prendre forme. Il écrit ainsi deux heures durant. Le soir s’est rapproché furtivement, il fait maintenant complètement sombre. Il sait qu’il va pouvoir écrire jusqu’au matin. Et que, cette nuit, la maison ne sombrera pas dans le silence des maisons où l’on n’arrive pas à dormir.
Les vacances
Je m’allonge pour une sieste sous les arbres chauds. Les vacances sont à leur point médian, comme le soleil au-dessus de ma tête. Quels souvenirs de cette dernière année scolaire vont-ils persister ? J’avais senti en cours d’année un durcissement des règles du jeu. Si l’on peut dire. Mon attention était souvent attirée par une enfant en particulier. Il est surprenant, année après année, de constater que seulement quelques enfants nous émeuvent. Pas forcément les plus doués, les plus beaux ni les plus attachants. Il serait plus facile, plus léger, de garder un souvenir global, des couleurs, des sons de voix, des odeurs qui émaneraient de toutes ces vies en éveil. Mais des signaux précis surnagent, flottent au-dessus d’une sorte de brouillard. Il ne fait pas si chaud cet été finalement. J’avais souhaité profiter… me gorger de chaleur comme d’une boisson chaude et épicée qui laisse longtemps son empreinte. Le soleil filtre à travers les feuilles du chêne, jetant des rais éblouissants sur mes paupières fermées. Des odeurs entêtantes arrivent à mes narines. Je m’éveille brutalement. Autour de moi, la vie bruisse légèrement dans les feuillages, des voix me parviennent de la maison. Je crois que j’ai dormi un long moment.
Le don du cadeau
Si je vous expose mes griefs, vous allez immédiatement me trouver ingrate, je le sens… Eh bien ! Tant pis, je me lance. C’est vrai que je n’ai jamais refusé les cadeaux, les attentions, les récompenses. Dès mon plus jeune âge, j’ai toujours su apprécier la surprise d’un paquet à ouvrir à Noël ou à mon anniversaire. Non, ce qui me dérange, c’est le cadeau que l’on vous apporte en venant dîner chez vous. Oui, vous savez, celui qu’on a acheté à-la-va-vite, en sortant du bureau, parce que ça ne se fait pas d’arriver les mains vides. Bon, d’accord, il me faudrait admettre que tout le monde n’aie pas le même attrait pour les subtiles roses, les douces pivoines, les orgueilleux lys blancs. Mais offrir un bouquet de gerberas oranges qu’on dirait colorés à la bombe aérosol, mélangés à des tiges de chrysanthème blanc qui pourrait, un soir de petite forme, vous faire verser une larme tellement son odeur caractéristique (je ne peux même pas parler de parfum !) vous rappelle votre dernier passage au cimetière, mais que vous accueillez d’un « Oh des fleurs, comme c’est gentil ! ». On se dit dans ce moment-là que les petites douceurs, c’est un bon compromis : « Merci, des chocolats, super ! On les goûtera avec le café ». Oui, tant qu’à faire c’est ce que vous préféreriez. Et pourtant, vous n’invitez pas vos amis pour recevoir des cadeaux, c’est sûr. Mais tout ça, ce n’est rien, il y a le pot-aux-roses, si je puis dire. C’est lorsque votre invitée, celle qui est à l’aise avec vous, plutôt proche et familière, c’est le jour où elle vous apporte une jolie fleur dans un joli pot « Tiens, j’ai trouvé ça chez Duchmol. Tu as vu ? C’est magnifique, et le pot il est beau, hein ? ». Et d’ajouter, très sérieusement « je trouve que c’est un super cadeau, je le garderais bien pour moi ». A ce moment précis, je ne sais pas ce qui me retient de lui mettre le paquet dans les mains « eh bien, garde-le ton cadeau, s’il te plaît tant »! C’est sûr, vous pensez que je suis ingrate.
Délocalisés
Le patron nous avait offert un dîner somptueux. On ne s’attendait pas du tout à être réunis tous les quatre autour d’une bonne table, un soir de juin dans le jardin de sa villa. L’ambiance avait été agréable quoique factice par moments. A bien y réfléchir, cinq personnes peu habituées à se parler, seulement quelques mots à la fin d’une réunion ou un échange de politesses au hasard d’un couloir de la société, c’était peu pour nous mettre à l’aise. Il faisait beau, on vivait ces quelques journées qui sont dans l’année annonciatrices des vacances. La nuit était tombée lentement, le chant des grillons rendait l’atmosphère un peu mystérieuse. Juste avant le dessert, Monsieur J nous avait donné la raison de son invitation. Il nous « offrait » son entreprise, à la condition que chacun de nous aille installer une succursale à l’étranger. Ses paroles avaient frappé nos esprits au repos, nous qui ne pensions pas être là pour parler travail, tout au plus nous voir félicités pour notre engagement dans le processus de management engagé depuis quelques mois… Selon les intentions de Monsieur J, le secteur de l’Indonésie m’était attribué et je devais sans tarder aller m’installer à Singapour. Pour mes collègues, c’était le Japon, la Chine et l’Inde. Voilà maintenant un an que, comme mes collègues, j’ai refusé l’ultimatum. Il y a huit mois, j’ai retrouvé un travail dans une entreprise française, j’ai dû pour cela déménager et je commence à trouver mes marques. J’ai appris il y a peu que la société est maintenant cotée au CAC 40. Monsieur J a cédé la totalité de ses parts à ses enfants adoptifs, Kim à Pekin, Nao à Kyoto, Bayu à Singapour et Amrish à Calcutta.
Installation
Je n’aime pas l’art africain, il ne me touche pas, je dirais même qu’il heurte ma sensibilité. De toute façon, je ne saurais pas reconnaître le vrai de l’imitation dans ces trucs là. Alors depuis quelques années que mon amie me rapporte du Kenya où elle vit masques ou objets en bois sombres, je les stocke dans un coin. L’été dernier, j’ai eu l’idée d’en faire un tas dans le jardin près du grand chêne. Ainsi assemblés, ils faisaient un autre effet et je les avais un peu éloignés de moi, je les craignais moins. La semaine dernière, je visitais le musée d’art contemporain de mon département lorsque je suis tombée sur une installation de sept cents masques africains en bois. Bon ! Je suis loin du compte avec mes dix huit sculptures, mais mon amie est en Afrique pour encore quelques années… Je me demande si je ne suis pas un peu artiste.
Travelling
Je ne sais pourquoi j’aime rouler la nuit en écoutant le programme de France Musique à l’auto radio. Enfin si, je sais bien que la musique classique me transporte. Dans ces moments là, je me sens comme immergée dans un film, une fiction cinématographique où le réalisateur accompagne le large travelling d’un décor extérieur par l’ouverture de la passion selon Mathieu ou même une valse de Vienne. Aucun morceau de variété ou de jazz ne me font le même effet, n’ont le pouvoir de me faire sentir l’héroïne du film. C’est tout simple.
Réflexion personnelle
Parfois je pense à ce que j’aurais aimé être… Une femme grande, longiligne et autoritaire. Une sportive convaincue, ne laissant rien au hasard, dirigée par des convictions arbitraires mais rassurantes. Oui, j’aurais aimé être vierge de toute cette sensibilité qui pousse aux rêves et aux réveils abrupts.
Et vous, qu’auriez-vous fait ?
Aucune parole ne me vint. Je restai interdite. Je voyais nettement le danger, cet homme debout au bord du rempart, regardant le vide en-dessous. D’autres que moi auraient sans doute crié. Je n’osai le faire, craignant qu’un son sortant de ma bouche ne précipite la situation. Et je fixai la scène, émue, anxieuse. Je me trouvai à distance du lieu bien qu’à hauteur du rempart. Un boulevard, bruyant à cette heure, le séparait de mon immeuble. Quel effet aurait produit mon cri ? Aurait-il été audible ou se serait-il fondu dans le bruit de la ville sans parvenir aux oreilles de l’homme ? Toujours immobile à ma fenêtre, je pouvais encore le voir dans cette position délicate. A un moment, il fit un nouveau pas vers le bord du rempart, puis s’immobilisa. Nous étions deux dans la même attitude prostrée. Environ dix minutes s’écoulèrent ainsi, sans que ni lui ni moi ne prenions de décision. Je revois très clairement le moment où l’homme recula de trois pas : il s’assit sur la pierre du rempart et prit sa tête à deux mains. Je reculai de ma fenêtre. Je n’arrive toujours pas analyser l’incident. Avais-je eu le désir de voir cet homme se jeter dans le vide, d’assister à la plus définitive des prises de décision ? Et dans ce cas, n’y aurais-je pas pris part ?
Pour un arôme de café
J’étais monté à l’appartement de Marie pour prendre un café. J’avais plaisanté en la regardant secouer le paquet d’Arabica vide. Elle avait balbutié des excuses, prête à pleurer m’avait-il semblé. Je lui avais dit quelques mots de réconfort tout en jetant un rapide coup d’oeil à son appartement. En dehors du petit coin cuisine, la pièce était meublée en tout et pour tout d’une table, de deux chaises et d’un canapé gris. Seuls ornements, un grand tableau aux hachures jaunes et noires et une statuette posée sur une console entre les deux fenêtres. Je revis Marie deux jours plus tard, nous nous étions donné rendez-vous dans un salon de dégustation réputé pour son café. En passant devant la vitrine du brocanteur voisin, j’avais remarqué une sculpture très ressemblante à celle aperçue chez Marie. Quand je posai la question, elle me répondit que oui, cette statuette était la sienne, elle l’avait vendue la veille car elle avait besoin d’argent. Sa voix était mal assurée et je vis dans ses yeux le même trouble que deux jours plus tôt. Elle me raconta alors que cet objet était le seul souvenir qui lui restait de sa famille. La statuette représentait une femme Kikuyu, me dit-elle, une ouvrière de la plantation de café qui avait appartenu à ses aïeux. Je ne sus répondre que quelques banalités, une pensée ridicule et pourtant pleine de compassion me venant à l’esprit au même moment. Le café étant la boisson universelle par excellence, Marie serait toute sa vie confrontée au passé africain de sa famille. Et elle ne pourrait que regretter d’en avoir perdu la dernière preuve !
Daguerréotype
La photo ancienne que je tiens dans les mains montre la nudité de deux corps athlétiques. Une femme jeune, aux cheveux longs, frisés et bruns. Un homme blond au torse musculeux ne montrant aucune pilosité. Sur ce cliché noir et blanc, le décor est réduit au minium, un tapis ou plus exactement une peau animale et un siège simple d’un style indéfinissable. La femme est debout, une main sur l’épaule de l’homme assis. Le reste du décor est laissé dans l’ombre. Seules deux sources de lumière artificielle sont dirigées sur le torse de l’homme et le ventre légèrement rebondi de la femme. Il est évident que le photographe a voulu célébrer le couple, la complémentarité de ses mérites, force pour l’homme, fécondité pour la femme. J’ai retrouvé cette photo dans un carton de souvenirs ayant appartenu à une grand tante. Elle ne porte malheureusement ni signature d’un atelier photographique ni mention manuscrite au dos comme en montrent la plupart des photos de famille conservées au milieu d’autres souvenirs. Qui peuvent bien être ces deux modèles ? J’ai peut être entre les mains une pièce ayant servi à un artiste. Dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, les peintres avaient pris l’habitude de travailler d’après photographie et non plus avec des modèles vivants. Le grain de la photo imprimée sur papier mettait directement en évidence le relief d’un décor, les volumes du corps, il offrait une reproduction fidèle déjà travaillée. L’exécution de l’œuvre semblant ainsi en être facilitée. Je songe en reposant le cliché que cette évocation va me poursuivre longtemps, longtemps je ne pourrai m’empêcher de rechercher dans les livres, ou les musées pourquoi pas, quel peintre célèbre aura portraituré ce couple insolite qui désormais va reprendre sa place au fond de ce vieux carton.