Selon mon humeur
Vil village
Hommes, femmes, chiens et chats, enfants, les uns aux côtés des autres, chacun s’ignorant raisonnablement. Une vie parcellaire, qui tinte si légèrement : quels bruits habitent le village ? Les paroles ne s’entendent plus devant les portes. Quand l’été est généreux, les fenêtres ouvertes laissent filtrer quelques bribes de conversations, des chocs domestiques. Les seules vraies voix du village sont celles des enfants dans la cour de l’école, près de la maison de retraite. Pour se rassurer, on a rapproché les jeunes des aînés : Ecole-Ehpad, deux univers qui se frôlent, se croisent sans se comprendre.
[ Quand un chien aboie au bout du chemin, quand le dernier poulailler piaille, quand la cloche fêlée de l’église s’élance timidement, de vieux sons renaissent. On se souvient alors un bref instant du sifflement de la locomotive. ]
Le train ne dépose plus ni voyageurs ni marchandises, le bus le remplace. Les enfants s’y hissent chaque matin, l’air ailleurs, pour aller à la ville proche, au collège ou au lycée. Ils singent les adultes, les yeux rivés sur le portable relié à l’oreillette. Pour les jeunes des villages aussi, le monde est à portée d’yeux, d’oreilles. Ils vivent un côte à côte virtuel, ne rient plus, ne se chamaillent plus, ne regardent plus par la fenêtre du bus le paysage défiler.
[ Pourtant sur les murs des maisons, les lézardes pourraient être des visages. ]
Ici, plus de boite aux lettres où déposer une enveloppe timbrée, il faut aller un peu plus loin, là où le bureau de poste est resté. Le village a conservé une petite épicerie logée au centre pour être visible, même si elle est condamnée à vivoter, le supermarché n’est qu’à cinq minutes. Les habitants de ce dortoir de campagne, en rentrant du bureau le soir, s’arrêtent acheter le pain, le journal ou le paquet de beurre manquant, parfois même sans stopper le moteur de leur voiture, encore sur le rythme accéléré de leur journée. Les clients rejoignent ensuite leur maison, tapie dans le lotissement, au ras des champs cultivés. La classe paysanne est devenue la classe dominante. En adoptant la culture intensive, ses machines et ses dérives, elle a modifié le paysage agraire et la géographie d’une région facilement accessible.
C’est un village borgne : l’éclairage nocturne a été supprimé par économie. C’est un village en décrépitude : les routes crient sous les nids de poule, les clôtures montrent des parpaings hideusement bruts. Aujourd’hui il est difficile d’imaginer le futur de cet endroit.
[ Qui aurait pensé que la laideur envahirait un jour la campagne … Et qui se souvient des journées où les rosiers grimpants s’agrippaient joyeusement aux murs jaunis … ]
Ici ni château constructeur de patrimoine, ni abbaye légataire de rituels de campagne, ni vestiges antiques loueurs de légendes et de pans d’histoire, ni industrie fixée dans le paysage et façonneuse de mémoire artisanale et de gestes précieux, ni traditions ancestrales ancrées dans les gestes et les habitudes.
La localité reste neutre et trahie par les passages de multiples identités qui n’ont pu en faire une seule et authentique… Elle restera au centre d’un couloir d’hébergement impersonnel, une vallée usée par les grands déplacements. Elle ne peut que devenir vil village.
Il faut allumer la chaleur
Des ocres, des rouges, des ors faire des calories. Les baies accrochées aux branches encore vertes, les piler pour les fondre en liqueur puissante. Le froid s’accroche ? Oui, les vitres montrent leurs perles d’eau et font du jardin un bijou glacé, un gâteau fouetté de décors jaunes bruns. J’ai envie d’accrocher la chaleur d’un poêle virtuel. Des voix venues du nord, ces voix virtuoses de la négation des froids, accompagnent la lente chute des feuilles. Ce n’est pas le vent que j’entends, mais le chuchotement de ces amis lointains qui veulent m’apprendre l’hiver, le froid et les longs mois endormis. Me montrer le don d’un pelotonnement dans la laine douce des feuillages tressés sur le dos des animaux. M’aider à me calfeutrer dans le sommeil des hivers blancs et bleus. Il faut allumer la chaleur, disent les voix. Il n’y a pas d’autre choix. Et le poêle s’allumera, fera don de sa chaleur innée.
Mélancoville
La ville nous regarde passer dans ses rues, sur ses places. Et le soleil nous guide vers d’autres rues, d’autres places. Le décor se fond devant nos yeux. Les monuments, anciens, déclassés, n’attirent plus nos regards, nous les avons mémorisés, ces bâtiments baroques et froids, connus depuis toujours. On ne regrette pas quand les bus trop hauts les masquent du décor. Nous entendons les passants, touristes, travailleurs, parler et rire, peupler la ville. Les boutiques les prennent, les rendent automatiquement, continuellement. Alors on va chercher le silence dans les églises. On ne dit pas même une prière, on ne croit pas. Par le vitrail la lumière chauffe notre front que nous gardons tendu vers nos rêves. Quand nous entendons le banc craquer sous le poids de notre repos, on se glisse au dehors. Et ses bruits nous frôlent à nouveau… Dans la ville trop habitée, nous aimerions pourtant écouter des pas se rapprocher, des amis nous parler.