Une fille poids moyen
Ma balance a encore répondu docilement ce matin, bien gentiment. Elle continue d’inverser la tendance. Ses chiffres témoignent d’une volonté de décroissance très affirmée depuis maintenant huit jours consécutifs. Aurais-je gagné la partie engagée il y a un mois contre le petit écran lumineux aux barrettes noires et inscriptions digitales ? Des nuits et des nuits traversées des mêmes images : moi grimpant le matin sur la fatale balance et faisant exploser les chiffres… Mais maintenant, c’est du passé, oublié le rêve, forgotten, fergessen !
Pour la première fois depuis si longtemps, je me sens légère ce matin en ouvrant mon armoire. Voyons, noir ou couleur ? Pantalon ou robe ? Quel luxe, quel plaisir de pouvoir se donner le choix… J’inspecte les vêtements que je ne portais plus depuis un bon moment. J’enfile une robe bleu marine à mi genoux et mes escarpins beiges huit centimètres. Maquillage light, ombre gris bleu discrète sur les paupières, rouge à lèvres corail idéal en fin d’été. Prête ? Parée pour filer au travail. Ah, j’ai failli l’oublier, je prends ma montre sur la commode de la chambre : horreur ! Son cadran strié de noir – le même que sur la balance – va me rappeler à l’ordre, j’en suis sûre, toute la journée. « Bisou chéri, je file au bureau, à ce soir « ! J’attrape au vol mon sac et mes clés de voiture. Je tourne le contact de l’Audi. Et le compteur qui s’illumine lui aussi, deuxième alerte : je ne pourrai donc jamais décrocher ? D’ici que la voiture se mette à parler et m’annonce mon poids, avec ces ordinateurs de bord on ne sait jamais…
J’arrive cinq minutes en retard, j’avais complètement oublié qu’on réunissait toute l’équipe ce matin. Je me faufile vers une place libre pendant que le manager présente son projet, écran lumineux et jargon à l’appui. Je suis serrée dans ma robe qui remonte bien au-dessus des genoux quand je m’assieds. Impossible de me concentrer. Et la pendule digitale de la salle de réunion me nargue, pile face à moi. Pendant une heure, je me tortille pour cacher mes jambes autant que possible sous la chaise. Ouf, c’est la pause. Ma collègue Sophie me rejoint en sortant de la salle.
– Salut Anne, tu étais en retard ce matin ?
– Euh, oui…
– Cette robe, il y a un moment que tu ne la mettais plus, elle est sympa. Elle ne te serre pas un peu ?
– Ben… oui.