Lettre à une soeur
Temps inédit. Moi ici, toi là-bas. Nous voilà vivant pour la première fois depuis quatre décennies la même situation. Je t’imagine dans ta ville, ton quartier, quasi immobile dans un appartement. Tes cheveux gris sont retenus par deux bandeaux serrés sur la nuque. Tes yeux verts peut être un peu éteints maintenant regardent autour de toi derrière des lunettes cerclées de métal. Tes gestes sont lents, tellement rodés depuis toutes ces années où tu les as habitués aux mêmes occupations, alternativement domestiques et intellectuelles. Je t’imagine finalement assez peu troublée par les événements actuels, tant tu as vécu sage et confinée, cloîtrée dans le sanctuaire que tu t’es construit. Dans cette ville, dans cet appartement, tu as sacralisé ton existence, tu l’as muée en sacerdoce, tes gestes et tes pensées exclusivement dévouées à un seul homme. Quelle différence alors, pour toi, cette réclusion imposée ? Elle est ton quotidien depuis longtemps. Il faut m’excuser si ce que je décris là n’est pas conforme à ta vérité. Dans la mienne, celle que j’ai acquise depuis ton départ, tu ne peux être autrement. Je ne peux te faire vivre d’une autre manière lorsque je pense à toi. Et je n’ai pas toujours fait cet effort là, penser à toi. J’ai souvent chassé de mon esprit la condition que tu avais choisie. Le récit de ta vie, je me le figurais d’après nos derniers échanges, tes derniers états d’âme, tes dernières dispositions. Cloîtrée, c’est ainsi que je t’ai imaginée et admise. Alors que moi, je devais vivre, et pour cela parvenir à oublier les incessantes mésententes, les continuelles incompréhensions et les graves disputes. Vivre ma vie : me marier, devenir mère, travailler, puis divorcer, aimer un autre homme, accueillir d’autres enfants, aimer la vie de famille, nombreuse, turbulente et gaie. Aujourd’hui je me vois confinée, sans enfant, sans voix bruyantes et joyeuses, dans le paisible huis-clos du couple. Alors c’est vrai, pour la première fois peut être depuis quarante ans, je me sens réunie à toi, à ta condition. J’espère que comme moi, tu es consternée face à l’imprévu, qu’ensemble nous ressentons la même impuissance. Ensemble, pour une fois, liées par la même cause.
Mars 2020, depuis mon Intérieur
Parution dans le hors-série de la revue Lichen du 14-04-2020